Avec un peu de retard
Le Défenseur des droits Dominique Baudis avait saisi, le 20 septembre 2013, le Conseil d'Etat d'une « étude » juridique, parce que « certaines situations, souvent inédites, laissent place à davantage de perplexité ».
Des mères voilées peuvent-elles accompagner des enfants lors des sorties scolaires, alors qu'une circulaire en 2012 de Luc Chatel, alors ministre de l'éducation, l'interdit ?
Quelles sont les frontières entre « les missions de service public », où la neutralité religieuse est impérative, et les « missions d'intérêt général » ?
Le Conseil d'Etat, après avoir délibéré plus de 6 heures, jeudi 19 décembre 2013, a rendu lundi 23 décembre une minutieuse, prudente et parfois brumeuse analyse de 35 pages, qui donne quelques clés et se garde bien de trancher.
Il s'agit en premier lieu d'une étude « purement descriptive », non d'un avis : le Conseil indique qu'il ne peut s'intéresser qu'à « l'état du droit actuel », non à ce qui est souhaitable, et encore moins au dossier Baby Loup.
En creux cependant, la haute juridiction estime, comme la Cour de cassation, qu'il était discutable de licencier la salariée voilée d'une crèche privée, et que les mères voilées peuvent accompagner des enfants lors des sorties scolaires – sauf avis contraire. C'est que, si la liberté est la règle, les exceptions sont possibles.
Le Conseil rappelle quelques principes :
La liberté des convictions religieuses est générale, pas forcément son expression.
Dans les services publics, elle doit être conciliée « avec les exigences particulières découlant des principes de laïcité et de neutralité des pouvoirs publics ». On pense ce qu'on veut, mais on ne peut pas faire état de ses croyances dans les services publics, et parfois au-dehors – au cas par cas, tout est question de proportionnalité : une église peut par exemple choisir des employés selon ses propres critères.
La question devient donc : qu'est-ce qu'un service public ?
La réponse est loin d'être évidente. Le Conseil d'Etat y consacre quelques belles pages assez obscures. « Une mission de service public se distingue d'une mission d'intérêt général, explique le Conseil, par le fait soit qu'elle est assurée directement par une personne publique (Etat, collectivité territoriale, établissement public), soit qu'elle est exercée par une personne privée, organisée et contrôlée par la personne publique qui le lui a confiée. »
Conclusion : ça dépend. « Une même activité peut être, en différents endroits du territoire, tantôt un service public, tantôt une activité d'intérêt général. » Tantôt une stricte neutralité religieuse s'impose, tantôt pas. Dans le cas de Baby Loup, suggère implicitement le Conseil d'Etat, même si le président du conseil général des Yvelines soumet la crèche à autorisation, « il ne s'en déduit pas que le département assume, comme un service public, l'activité des différents services et établissements dont il a autorisé la création ». Ainsi, Baby Loup ne serait pas un service public et la Cour de cassation a eu raison de dire qu'il était illégal de licencier la femme voilée : elle n'était pas tenue aux mêmes contraintes que le service public.
Le problème des sorties scolaires.
Le Conseil d'Etat met en lumière deux statuts :
- celui d'agent des services publics
- celui « d'usager ».
Le receveur des postes ne doit pas porter de signes ostensibles, mais une femme voilée a le droit d'acheter des timbres.
Dans le cas des mamans qui accompagnent les sorties scolaires, il n'existe pas de catégorie juridique « de collaborateurs ou de participants au service public, dont les membres seraient soumis à des exigences propres en matière de neutralité ».
La liberté de conscience est donc la règle et se heurte de front avec la circulaire Chatel, qui recommande aux directeurs d'école « d'empêcher que les parents d'élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leur propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu'ils accompagnent les élèves lors des sorties ».
Mais cette liberté souffre des exceptions, des « limitations particulières », « rendues nécessaires par le maintien de l'ordre public et le bon fonctionnement du service public ».
C'est le cas des jurés en cour d'assises, des visiteurs de prison ou des élèves qui, depuis 2004, ne sont pas autorisés au « port de signes ou tenues par lesquels manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ».
Pour les sorties scolaires, estime le Conseil d'Etat, « les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l'éducation peuvent conduire l'autorité compétente, s'agissant des parents d'élèves qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, à recommander de s'abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses ».
En somme, la circulaire Chatel a tort dans son principe (l'interdiction générale), mais pas dans son application (une possible interdiction).
Le Défenseur des droits a demandé quelques jours pour analyser dans le détail l'étude du Conseil d'Etat et donnera sa réaction par écrit.
http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/12/24/meres-voilees-en-sortie-scolaire-l-ecole-garde-le-dernier-mot_4339374_3224.html