La presse électronique est-elle en train de prendre sa vitesse de croisière au Maroc ?
Il y a à peine quelques années, les sites web d’informations se comptaient sur les doigts d’une main. Le bal a été ouvert en 2002 avec le lancement du site menara.com, l’un des rares à avoir résisté aux vicissitudes d’une presse encore boudée par le lecteur. Ce qui suscitait plus de suspicion que de confiance. Mais cette presse a connu une explosion notable ces quatre dernières années. En ce mois de janvier 2013, on ne compte pas moins de 70 journaux d’information électronique (sans parler des sites web des journaux classiques), majoritairement arabophones (le reste dans les deux langues, français et arabe et peu en anglais).
Ce chiffre lui-même est loin d’être exhaustif, les sites d’information sur le net ne sont jusqu’à présent régis par aucune législation et ne relèvent pas du ministère de la communication, contrairement à la presse écrite, à la radio ou à la télé. Il est donc difficile de connaître leur nombre avec précision. Une chose est sûre, ces nouveaux supports médiatiques s’imposent de plus en plus : ils sont généralistes, thématiques, régionaux et nationaux. Seul hic : ils ne sont pas tous logés à la même enseigne en matière de rigueur professionnelle. L’amateurisme, à quelques exceptions près, y sévit fortement.
Les raisons de cette explosion sont nombreuses, hormis, bien entendu, la démocratisation de l’accès à internet.
La première, explique Mohamed Ezzouak, fondateur du site yabiladi.com (150 000 visiteurs par jour actuellement), créé en 2002 et s’adressant surtout à la communauté marocaine de l’étranger, «réside dans le fait que le web est très réactif et instantané, chose que ne peut se permettre la presse écrite en raison des contraintes du bouclage et de l’impression».
C’est la réalité que l’on vit quotidiennement sur Facebook, le réseau social le plus populaire au Maroc, par exemple. On est submergé d’informations toutes fraîches et de toutes sortes, puisées dans divers sites web. On l’a vu récemment à l’occasion du crash de l’avion près de Grenoble de l’homme d’affaires Farid Berrada, samedi 5 janvier. L’information, illustrée avec une image du bimoteur, a circulé sur la toile avec la vitesse de l’éclair moins de 2 heures après l’accident. Avec, instantanément, une avalanche de condoléances envoyées de toutes parts. L’internaute apprend l’information à chaud, et réagit sur le champ. Ce n’est que le lundi 7 janvier que la presse écrite a relaté l’information en en faisant ses choux gras.
La désormais célèbre affaire Amina Filali (qui s’est suicidée après avoir été violée et mariée à son violeur) est d’abord sortie sur internet. L’affaire de la pollution de Oued Moulouya due aux eaux usées déversées par l’usine Sucrafor est, elle aussi, sortie sur internet. Ce n’est que plus tard que la presse papier, ainsi que la télé, ont diffusé l’information. «Les internautes, notamment les jeunes, se disent que l’info c’est sur internet. Partout, en train, en voiture..., ils sont informés en usant de leurs Smartphones, leurs tablettes, etc.», constate M. Ezzouak.
La deuxième raison de cette floraison de sites est la liberté de ton dont jouit la presse web, qui tranche avec «l’autocensure» qui caractérise la presse papier, pour des considérations économiques liées à la publicité. «C’est l’une des raisons, avoue Ali Anouzla, qui m’a poussé à migrer de la presse écrite vers la presse électronique». Du journal arabophone format papier «Al jarida Al Oula», qu’il avait dirigé pendant plus de 2 ans, il a fondé le site lakom.com en décembre 2010, après quelques démêlées avec la justice. «Je me sens plus libre là où je suis maintenant et je n’ai de compte à rendre à personne sinon aux visiteurs/lecteurs. La liberté de ton ne signifie pas l’amateurisme, la diffamation et l’insulte. Nous avons une charte déontologique que nous respectons et que doit respecter tout commentateur, mais, hélas, nombreux sont ceux qui passent outre. Les Marocains ne sont pas encore habitués au débat serein et sans insulte», se désole M. Anouzla.
Une presse provocatrice, insolente...
La presse électronique est en effet «très libre», elle peut être provocatrice et insolente. «Certains quotidiens arabophones format papier axés sur les faits divers et sur la provocation, confirme M. Ezzouak, sont maintenant en train de céder du terrain à la presse électronique».
Troisième raison de cet engouement pour l’info sur le net, les «révoltes» du printemps arabe. «En plus de leurs éclats spectaculaires, elles ont mis en lumière l’importance du suivi instantané de l’information pour comprendre les évènements qui se produisent très rapidement. Le canal le plus adéquat reste incontestablement les supports web», juge Mounir Bensalah, bloggeur assidu depuis 2004, et auteur d’un livre intitulé Réseaux sociaux et révolutions arabes (éditions Michalon, novembre 2012).
Quatrième raison : la réactivité des auditeurs. On ne consomme plus passivement l’information, mais on réagit instantanément pour donner son point de vue, tant sur les réseaux sociaux que sur les sites dédiés proprement à l’information. «C’est une donnée d’une extrême importance pour nous, ces commentaires nous aident à rectifier le tir, c’est un plus pour nous, à condition que ces réactions respectent le point de vue de l’autre et ne versent pas dans la calomnie et l’insulte», avertit M. Anouzla.
Autre raison de cette floraison des sites : la facilité de leur création. On n’est plus dans les contraintes logistiques de la presse écrite, ou d’une radio privée, qui nécessitent pour leur lancement des fonds consistants, des locaux spacieux, une autorisation préalable, et le respect d’une loi réglementant le secteur, comme c’est le cas pour les autres supports médiatiques classiques. N’importe qui, journaliste ou pas, peut lancer un journal sur le net. Résultat : un amateurisme affligeant, publication d’informations non vérifiées, et une prépension au sensationnel. Heureusement que certains sites sortent du lot, ou essayent du moins de faire un travail digne d’un support médiatique professionnel.
Le numéro 1 en termes d’audience, ayant accompli un joli parcours professionnel, reste Hespress. Il est crédité de pas moins de 500 000 visiteurs par jour, d’une équipe étoffée de journalistes et de techniciens salariés. Le site prend la forme juridique de société en 2009… et la manne publicitaire suit immédiatement. Hassan et Amin Guennoui, les fondateurs du site, avaient commencé pourtant cette aventure comme amateurs sous un pseudonyme. Ce n’est qu’en 2010 qu’ils sortent de l’anonymat.
Plusieurs fondateurs de sites sont venus de la presse papier
Yabiladi.com, lui, après un début timide en 2002, est actuellement en bonne santé. Il devient une société en 2007, et emploie actuellement une quinzaine de salariés, six journalistes à plein temps, deux en free-lance, et une équipe commerciale et technique. En termes de rentabilité, «notre site, annonce M. Ezzouak, a été bénéficiaire dès l’année de 2007 avec la création de la société. On peut dire que maintenant c’est un site rentable. Les annonceurs marocains et étrangers commencent à s’intéresser à notre support. 80% des visiteurs sont des MRE. Les annonceurs sont encouragés par cette cible… C’est l’avantage de notre business model».
Phénomène à souligner : plusieurs fondateurs de sites d’information électronique sont venus de la presse écrite, ils sont, par expérience, les plus professionnels. Goud.ma (qui vient juste après Hespress en termes d’audience) a été créé par Ahmed Najim et quelques-uns de ses collègues de l’ex-magazine Nichane. Les fondateurs l’ont annoncé dès le premier éditorial : «La démocratie est devenue synonyme de nouvelles technologies de communication», mais ils déclarent essayer «autant que possible» de ne pas s’éloigner de «l’éthique de la profession du journalisme, comme c’est convenu à l’échelle nationale et internationale».
Un autre site qui ne manque pas de rigueur professionnelle, maghreb-intelligence.com, créé par Karim Douichi, ex-journaliste à La Vie éco. Spécialisé dans le Maghreb, ce site (se proclamant comme une revue), dirigé par une société basée à Hay Attakaddoum à Rabat, est l’un des rares qui soient payants.
Plusieurs autres fondateurs sont venus de la presse écrite : le prochain qui verra le jour dans les semaines à venir est une création de Mohamed Douyeb (lui aussi ex-journaliste à La Vie éco). Web news, la société éditrice du site est déjà créée. Il sera décliné en deux versions arabophone et francophone, avec une ligne éditoriale et des journalistes professionnels, indique d’emblée M. Douiyeb. Pour lui, contrairement à ce qu’on croit, «il n’y a pas plus d’offre que de demande en termes de sites d’infos professionnels. En tout cas, on est loin des 400 sites dont parle le ministère de la communication, et donc le nôtre sera une valeur ajoutée. On n’a pas le choix, le site que nous voulons créer sera professionnel ou ne sera pas, un site haut standing aux standards internationaux», annonce-t-il.
Cette désertion des journalistes de la presse écrite pour aller travailler dans la presse électronique témoigne-t-elle d’un malaise au sein des journaux classiques ? «C’est le moins que l’on puisse dire», affirme M. Ezzouak.
La question à se poser aujourd’hui, ajoute-t-il, est celle de savoir quel est ce journal papier arabophone qui fait 500 000 lecteurs par jour, et quel est ce support francophone qui fait 140 000 lecteurs/jour. La presse électronique y parvient. Certes, la presse écrite vit des moments difficiles et ses charges sont contraignantes à un moment où les revenus publicitaires se réduisent (le dernier à mettre la clé sous le paillasson est le magazine francophone Actuel), mais rien n’indique que cette presse est en train d’agoniser.
Il est indéniable qu’Internet est devenu une véritable source d’information au Maroc, «mais cela ne veut pas dire que la presse papier va disparaître, à condition qu’elle revoit son positionnement et sa stratégie», conseille le directeur de yabiladi.com. Avoir une information rapide, instantanée, avec des supports multimédias, ne dispense pas le lecteur d’aller affiner le travail d’analyse qui doit être celui de la presse écrite. M. Douiyeb abonde dans le même sens.
La presse électronique concurrente de la presse écrite ? «Disons qu’ils font le même travail, mais cette dernière devra se développer pour se spécialiser comme presse d’analyse, chose que la presse électronique ne peut faire. A l’avenir, ça sera un produit de luxe qui affine l’information à chaud que livre la presse électronique, elle aura toujours sa place dans le paysage médiatique».
Cela dit, le journal web ne peut acquérir ses titres de noblesse comme média crédible sans une loi qui le réglemente au même titre que la presse classique.
Selon nos sources, la commission qui a planché sur la préparation d’une loi sur la presse électronique a finalisé sa copie, et la balle est maintenant dans le camp de la commission en charge du code de la presse. Comme tout autre support classique, la future loi exigera du site d’information électronique de déposer son dossier au tribunal pour devenir une société de presse, les journalistes auront leur carte de presse et bénéficieront de tous les avantages sociaux comme tous les autres salariés.
De même, cette loi garantira les droits d’auteur afin d’éviter le plagiat, mais obligera aussi le support net, sous peine de sanctions, de respecter les mêmes valeurs d’éthique et de déontologie journalistiques qu’on connaît dans la presse classique. On parle même de subventions auxquelles auront droit les journaux électroniques qui auront respecté toutes ces obligations.
http://www.lavieeco.com/news/societe/presse-electronique-une-floraison-marquee-par-l-amateurisme-24479.html