Première génération :
Quand les premiers maghrébins arrivent dans la France des années 1950, rien n'est fait pour les accueillir. Au lendemain de la guerre, l'industrie a besoin de main-d'œuvre bon marché. Elle la trouve dans son empire colonial. Ces hommes dans la force de l'âge ont débarqué, fuyant la misère, d'Algérie ou du Maroc. Ce sont souvent des Bédouins, des paysans, appelés à travailler dans les mines et la sidérurgie.
Pour eux, l'immigration n'est qu'une parenthèse destinée à améliorer leur situation, amasser un pécule pour faire construire une maison au bled avant de rentrer. C'est pour ce rêve qu'ils endurent les "sales bicots", les nuits sans chauffage, la boue dès qu'il pleut.
Même le robinet d’eau était de l’autre côté de la route avec en prime la mairie qui refuse de le déplacer, même si les enfants risquent leur vie chaque fois qu'ils sont de corvée d'eau.
La deuxième génération :
Cette génération arrivée très jeune ou née sur le sol français. Les pouvoirs publics ne s'attendaient pas à ce que ces Maghrébins restent et fassent venir leur famille. Pourtant, les enfants d'immigrés représentaient, dans les années 1970, environ 12 % de la population française, dont 28 % d'origine maghrébine, estime l'enquête "Trajectoires et origines" 2008, réalisée conjointement par l'INED et l'Insee.
"Les autorités se sont retrouvées face à un processus de peuplement qu'elles n'avaient pas anticipé. Dans les années 1970, l'immigré est un travailleur, un ouvrier défini par son espace de travail : l'usine ou la mine. Des femmes et des enfants, on ne parle pas. Ils sont déjà là mais ils n'entrent pas encore dans les représentations collectives", explique Patrick Simon, sociodémographe à l'INED.
Cette génération a vécu une période difficile où "il fallait raser les murs, ne pas se faire attraper par la police ". L'école, fréquentée par les seuls enfants du bidonville (maghrébins et gitans), ne laissait pas beaucoup d'espoir.
Voici quelques récits :
"En CP, l'instituteur, un ancien d'Algérie, nous frappait avec une trique en nous traitant de "têtes de béton". On en sortait tous fracassés".
"Au collège, notre classe était dans un préfabriqué, à côté des bâtiments en dur où étudiaient les "vrais" élèves. Nous, on savait qu'on allait à la casse."
Le destin scolaire de beaucoup sera émaillé d'échecs et d'humiliations. Certains ont pu s'en sortir. Mais la plupart ont eu un destin de fils et de filles d'ouvriers.
Une fois sur le marché de travail, ils étaient confronté au racisme quotidien des autres travailleurs : "Le mec avec qui je bossais ne m'appelait jamais par mon nom. Il disait "Eh, toi !" pour ne pas prononcer mon prénom."
Conséquence : bagarre, démissionne et galère dans d'autres petits boulots,
Autre vent défavorable : quand ils arrivent sur le marché du travail, les emplois d'ouvriers se raréfient. Les usines et les mines ferment et leur peu de qualification est dévaluée.
Leurs parents quittent les cités de transit pour s'installer en HLM au moment où la petite classe moyenne française en sort, accédant en masse à la propriété grâce au crédit pas cher. Le climat se fait encore plus violent : pas un mois sans qu'un crime raciste défraye la chronique.
"Notre présence était insupportable pour certains. Les policiers et les beaufs avaient la gâchette facile. Quand on était contrôlé, il fallait montrer sa carte de séjour et ses fiches de paie".
A Vénissieux (Rhône), dans la cité des Minguettes, les premières émeutes opposent les jeunes aux forces de l'ordre. Toumi Djaidja se fait tirer dessus. C'est lui qui lancera, en 1983, l'idée de la Marche pour l'égalité, que l'on appellera très vite "Marche des beurs".
Départ de Marseille le 15 octobre, avec un cortège qui compte quelques dizaines de personnes. Deux mois plus tard, ils sont 100 000 à défiler à Paris pour dénoncer le racisme : finie l'image du vieux, isolé dans son foyer Sonacotra, la France découvre ses enfants d'immigrés, keffieh autour du cou et coiffure à la James Brown ou Angela Davis. La Marche va devenir la métaphore de ce que vit toute une génération : ils sont d'ici et clament qu'ils vont y rester.
Pour ces jeunes issus de l'immigration, c'est une renaissance : ils peuvent s'inventer un avenir et découvrent une France plus ouverte qu'ils ne l'imaginaient. Ceux qui ont milité à cette époque se souviennent : "Tout d'un coup, on pouvait exister, on investissait l'espace public. On revendiquait notre part de Français", assure M'hamed Kaki. "Ce fut le moment de la visibilité de toute une génération, et de la diversité de la société française", souligne Saïd Bouamama, sociologue à l'association Intervention, formation, action et recherche (IFAR).
"C'est un horizon de reconnaissance qui s'ouvrait. Et c'est aussi une France nouvelle qui apparaissait, jeune et métissée. Même si cela n'a rien changé dans les quartiers, c'est un acquis fondamental", renchérit Ahmed Boubeker, professeur de sociologie à l'université de Saint-Etienne.
La génération qu'on a appelée "beur" explose alors : elle investit les associations, la culture, apparaît pour la première fois à la télévision et dans la littérature. La France se découvre multiculturelle et ses immigrés deviennent eux aussi des acteurs. Cela ne va pas durer.
La parenthèse de cette France "multiculti", qui semble prendre en compte d'autres manières de trouver sa place dans la société, se referme assez vite. Face à la montée du Front national aux élections municipales de 1984, la gauche revient sur ses promesses de droit de vote des étrangers aux élections locales et d'abolition de la "double peine", cette mesure selon laquelle un étranger condamné est également expulsé du territoire une fois sa peine purgée.
"Plutôt que de prendre acte que la question immigrée était d'abord sociale – la pauvreté l'articulant à l'origine –, la gauche a pensé qu'on pouvait régler la question avec un discours d'intégration par la réussite", note le sociologue Saïd Bouamama.
L’an 2000
A partir des années 2000, avec le retour de la droite au pouvoir, le discours se durcit encore, soulignent tous les acteurs. La méfiance vis-à-vis des politiques et des institutions s'installe.
"D'une vision où c'est à l'Etat qu'il incombe de créer les conditions d'une bonne intégration, on est passé à un constat d'échec et à la désignation des immigrés comme responsables de cet échec", remarque Abdellali Hajjat, maître de conférences en sciences politiques à l'université de Nanterre.
En ce début de XXIe siècle, l'immigration a donc diffusé dans toutes les strates de la société.
Le visage de la France a continué à se transformer, accueillant plus d'immigrés, d'origines plus diverses, Afrique subsaharienne, Turquie ou Chine. Il n'y a désormais pas un secteur professionnel ou artistique qui n'ait inclus des noms à consonance arabe. Mais dans le même temps, la paupérisation et la relégation spatiale que subissent les banlieues sont des fractures vécues de plein fouet.
De plus, depuis les attentats du 11-Septembre, un climat de suspicion collective semble s'être installé. L'actualité internationale présente l'islam comme un danger et, désormais, nombreux sont les Français qui le regardent comme tel. Comme le note le sociologue Stéphane Beaud, "le club France s'est rétréci". "La société française est dans cette tension entre sa réalité multiculturelle et la tentation du repli national qui construit les difficultés d'adaptation des immigrés et focalise sur la menace supposée de l'islam", renchérit le sociodémographe Patrick Simon. Deux phénomènes témoignent douloureusement de cette crispation : le rejet des musulmans et les discriminations raciales.
Une barrière à l'embauche s'est confirmée dans les bassins d'emploi : les jeunes sont pénalisés au faciès ou lorsqu'ils portent un nom à consonance étrangère. "Alors que, pour eux, il va de soi qu'ils veulent vivre dans la société française, ils continuent d'être renvoyés à leur origine. Des décennies après, on recueille toujours, à travers leur histoire, des épisodes discriminatoires envers eux-mêmes ou leurs proches", témoigne la sociologue Emmanuelle Santelli.
La France fait comme si l'égalité était un acquis, puisque ce principe est affiché depuis plus de trente ans. Mais ce discours n'est plus audible tant les pratiques sont discriminatoires, particulièrement pour les plus diplômés.
Selon une enquête du Bureau international du travail (2007), 4 employeurs sur 5 choisissent, à diplôme égal, un candidat d'origine métropolitaine de préférence à un candidat d'origine maghrébine ou noire. "Si les discriminations augmentent, c'est parce que, du côté des 'majoritaires', des élites administratives et politiques, on a un refus de l'égalité", analyse Abdellali Hajjat.
"L'égalité est perçue comme inaccessible, un privilège de certains, les autochtones ", relate Nacira Guénif, sociologue à l'université Paris-VIII. "Depuis trente ans qu'elle se répète, la structure inégalitaire s'est durcie : les jeunes d'aujourd'hui grandissent dans une société racialisée", analyse Patrick Simon. Une raison, aux yeux de ces observateurs, pour que ces jeunes descendants d'immigrés ne veuillent plus entendre parler d'intégration ou d'égalité des chances. Ils veulent qu'on leur fasse une place.